Cécile Coudriou, vice-présidente d’Amnesty International France, dénonce le double discours des Etats qui dénoncent l’esclavage mais l’alimentent par le biais de leurs politiques migratoires. La récente révélation de ventes de migrants africains à Tripoli n’est pas un cas isolé : plus de 40 millions de personnes dans le monde, dont un quart d’enfants, sont actuellement réduites en esclavage, selon une étude menée en 2016. La notion d’esclavage moderne regroupe le travail forcé, qui concerne 25 millions de personnes et le mariage contraint (15 millions). Mais ces chiffres sont sans doute en deçà de la réalité, soulignent l’Organisation mondiale du travail (OIT), l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et le groupe de défense des droits de l’homme Walk free Foundation qui ont conjointement mené l’étude. Le Parisien a interviewé Cécile Coudriou, vice-présidente d’Amnesty International France, pour qui la lutte pour les droits humains quel que soit le continent devrait être une priorité des Etats. Comment réagissez-vous aux images d’esclaves vendus en Libye ? Pour notre organisation, l’esclavage peut ne constituer rien de moins qu’un crime contre l’humanité, comme l’a dit Emmanuel Macron. L’impunité sur cette question est intolérable. Notre préconisation est toujours de demander une enquête, quel que soit le pays, pour établir les faits. Mais bien sûr, une enquête sous l’égide de l’ONU, et non une enquête du pays lui-même. L’esclavage est lié à la corruption et à l’impunité organisée. C’est systémique. Donc il faudra des enquêtes indépendantes pour faire traduire les esclavagistes en justice. Notre recommandation, c’est de faire appel à la Cour pénale internationale qui peut aussi s’autosaisir. Vous avez pourtant tiré la sonnette d’alarme dès juin dernier… Nous n’avons pas attendu CNN pour en parler. Le rapport que nous avons publié à l’époque décrivait le lien direct entre politiques migratoires de l’Europe et la situation des migrants en Libye. Ils sont pris au piège, bloqués sur place, puis placés en détention et souvent torturés. Ces violences sont souvent redoublées par la revente à d’autres passeurs. C’est un système extrêmement lucratif. Les gardes-côtes libyens, qui arrêtent les migrants, le font avec extrêmement de violence. Nos témoignages croisés ont permis de faire ressortir une collusion entre gardes-côtes et passeurs. Quelle est la part de responsabilité de l’Europe ? Pour Amnesty, l’esclavage est la conséquence indirecte de ses politiques migratoires. On ne peut pas se focaliser sur l’indignation, comme le fait Emmanuel Macron. Si on ne révise pas nos politiques migratoires, l’esclavage va perdurer. On ne peut plus l’ignorer. Surtout parce que dans beaucoup de pays d’Afrique notamment, les droits humains ne sont pas garantis. Et la responsabilité des Etats africains eux-mêmes ? En Mauritanie par exemple, l’esclavage existe encore mais c’est moins lié à un phénomène migratoire. Amnesty a défendu des défenseurs des droits humains qui cherchent à lutter contre l’esclavagisme. Le gouvernement, lui, persécute les militants… Ce n’est pas nouveau, malheureusement. La question de l’esclavagisme va sûrement être abordée au sommet Union Européenne/Union Africaine des 29 et 30 novembre. Que peut-il en sortir ? Il y a des doubles discours et pas seulement en Europe. Les Etats eux-mêmes sont auteurs de violation, comme en Mauritanie. Dans le cas d’un sommet, il y a souvent un appel accru d’aide au développement de la part des pays les plus pauvres. Nous, nous dénonçons les accords entre l’Europe et les pays africains, ou encore l’Afghanistan, qui sont conditionnés au renvoi des migrants dans leur pays d’origine. Ils sont victimes de mauvais traitement chez eux, dans des pays où il n’y a pas de lutte réelle contre l’esclavage. Il y a un double discours inacceptable. Y a-t-il des solutions concrètes dans la lutte contre l’esclavage ? Aujourd’hui, il y a un coup de projecteur sur un phénomène qui n’est pas un épiphénomène. Il s’est généralisé parce qu’il est extrêmement rentable. Il est intimement lié à la migration. Pour les esclavagistes, c’est extrêmement facile de faire du trafic d’êtres humains. Il faut que les Etats encouragent la lutte contre les systèmes mafieux. Cesser d’emprisonner, de réprimer les militants et les activistes. On veut cacher ce fléau, car c’est incompatible avec les efforts de développement. Mais on ne peut pas dissocier l’esclavage de ses causes. Nos recommandations sont simples : mieux respecter les droits humains et favoriser une meilleure politique de développement. Les pays riches ne soutiennent pas assez les camps de réfugiés dans les pays d’Afrique comme au Kenya. Les pays les plus riches devraient faire davantage d’efforts pour alléger le poids des réfugiés sur ces pays. Plus de 88 % des réfugiés qui sont accueillis dans le monde le sont par les pays les moins riches. C’est une forme de paradoxe. C’était tout l’objet de notre campagne « I welcome ». Y a-t-il une forme d’hypocrisie généralisée sur la question ? On est tous collectivement responsable de la situation. Si on veut changer les choses, l’accord entre l’Europe et la Libye doit être conditionné au respect des droits humains et non au renvoi des migrants. On leur donne de l’argent pour se débarrasser de la question.

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