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Introduction

La littérature africaine a dans ses débuts été dominée par les écrivains blancs, et quelques auteurs noirs complaisants à l'endroit de la métropole. Mais depuis Batouala de Réné Maran en 1921, une veine réaliste sans complaisance a osé s'exprimer, nonobstant les menaces de l'administration coloniale. Et Abdoulaye Sadji, même s'il n'emprunte pas les sentiers battus, c'est-à-dire de faire une critique systématique du colonisateur, il explore un sujet assez délicat avec une écriture originale dans son roman Nini mulâtresse du Sénégal publié en 1951. L'analyse de ce livre montre que l'auteur met à nu la mulâtresse. A travers ces lignes nous verrons comment il a réussi son projet. Vous pourrez lire quelques notes sur la vie et l'oeuvre de l'auteur, lerésumé du roman, la structure, les personnages, les différents thèmes et l'écriture du récit.

I. La présentation de l’auteur Abdoulaye Sadji

1. La biographie de l’auteur
Son père, Demba Sadji était un marabout sérère, et sa mère Oumy Diouf est issue d'une famille musulmane léboue. Elle était aussi très conservatrice de sa tradition animiste. Abdoulaye Sadji fait des études coraniques puis entre à l’école primaire à onze ans. Il fréquente le Lycée aidherbe avant d’aller à l'École normale William Ponty. Il devient l'un des premiers instituteurs africains en 1929 et exerce en Casamance, à Thiès, Louga, Dakar et Rufisque, où il occupe ensuite le poste de directeur d'école et d'inspecteur Primaire de 1959 à sa mort, en 1961. Sadji est également le deuxième sénégalais (après Ousmane Socé Diop) à obtenir le baccalauréat en 1932, défiant ainsi les autorités coloniales.
Sadji est également engagé dans le combat pour l'indépendance de son pays et peut à ce titre être classé parmi les pionniers de la Négritude. Il pratique la "Négritude intérieure", et c'est à ce titre que Léopold Sédar Senghor dit de lui: “(...) Abdoulaye Sadji appartient, comme Birago Diop, au groupe des jeunes gens, qui, dans les années 1930, lança le mouvement de la Négritude. Abdoulaye Sadji n'a pas beaucoup théorisé sur la Négritude: il a fait mieux, il a agi par l'écriture. Il fut l'un des premiers jeunes Sénégalais, entre les deux guerres mondiales, à combattre la thèse de l'assimilation et la fausse élite des 'évolués'. Il a, pour cela, multiplié, au-delà des discussions, articles et conférences”

2. Son œuvre
Ses œuvres les plus connues restent Maïmouna (1953). Ce roman relate, à l’image de Nini Mulâtresse du Sénégal (1954), le parcours de jeunes femmes africaines qui, à l'image d'un continent en transition, connaissent espoir, doutes et désillusions. Tounka une légende de la mer est publié en 1952, suivi en 1953 d’un livre de contes ancrés dans le folklore sénégalais Leuk-Le-Lièvre, en collaboration avec Léopold Sédar Senghor qui en assure la partie grammaticale. Modou Fatim paraît en 1960
Il a donné aussi de nombreux articles dans les revues Présence africaine et Paris-Dakar
Il écrit également des nouvelles Tragique Hyménée (1948), Un rappel de solde (1957).
A titre posthume paraîtra son essai Ce que dit la musique africaine en 1985.

II. Résumé de Nini
L’histoire du roman se passe dans l’ancienne capitale du Sénégal, Saint-Louis, et durant l’époque coloniale. Il s’agit d’une toute petite tranche de vie d’une mulâtresse Virginie Maerle, connue sous le diminutif Nini. Elle vit avec les seuls parents qui lui restent, sa tante Hortense et sa grand-mère Hélène, des mulâtresses elles aussi. Nini commence à sortir avec un collègue de bureau, le français Jean Martineau. Leur relation devient toujours plus intime, mais le rêve plusieurs fois répété de la jeune fille d’épouser un Blanc et partir avec lui en France va encore s’envoler. Martineau et son ami Perrin seront licenciés par la compagnie les «Entreprises Fluviales » et ils vont devoir rentrer en Europe. Une fois rentré, Martineau épouse une compatriote et retourne en Afrique Equatoriale Française avec elle. La grand-mère de Nini étant morte, pour fuir les mauvaises langues et les chahuts de ses amies, Nini part pour la France après avoir vendu l’immeuble qu’elle avait hérité de ses parents et qui lui fournissait un modeste revenu.

III. Structure du roman

Le roman est constitué de deux grandes parties. La première va de la page 9 à la page 150. La deuxième de la page 151 à la fin. Toutefois, pour une compréhension plus aisée, nous considérerons différentes séquences qui se fondent sur des datent importantes qui coïncident d’ailleurs à des événements ou faits dans les six mois de la vie de l’héroïne, événements aussi qui rythment la vie des ndar ndar ou saint-louisiens.

1ère séquence : Dès le début, dans le mois de février, le romancier raconte la vie monotone de Nini et son travail de routine au bureau, car elle est dactylographe.

2ème séquence : Il se produit un événement important : la lettre de Ndiaye Matar qui est comptable aux Travaux Publics, bouleverse momentanément la tranquillité de la mulâtresse. Elle se confie à Madou, son amie qui lui propose de se venger de cette déclaration d’amour du Noir. Et là Nini a peur de sa propre couleur, de ce que ce noir lui rappelle ce qu’elle est.

3ème séquence : Autre événement, celui du mariage de Dédée, une mulâtresse avec un Blanc, Monsieur Darrivey, le samedi 27 février. Ce mariage redonne de l’espoir à Nini.
4ème séquence : Sachant que le mariage d’une mulâtresse avec un Blanc est fort possible à Saint-Louis, la famille de Nini décide de prendre le taureau par les cornes. Et afin de réaliser leurs rêves de toujours à travers leur fille, c’est la grand-mère va voir un marabout avec l’aide d’une cousine Khady.

5ème séquence : C’est le 13 juillet, veille de la fête de l’indépendance de la France. Nini invite à dîner ses amis blancs Perrin et Martineau, pour faire manger à ce dernier la potion magique du marabout.

6ème séquence : Cette séquence est une sorte clôture, un dernier acte dans cette tranche de vie de Nini. C’est la fête du 14 juillet aussi. A la liquidation de la compagnie, les Blancs sont remerciés, et ils rentrent à l’hexagone. Nini aussi part pour la France, fuyant ainsi les commérages des ses amies.

IV. Les personnages
Etudier les personnages dans ce roman revient surtout à explorer des mentalités. Les mentalités des races noires, blanches, et surtout celles des mulâtresses, ces métisses biologiques comme écrivait Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs.
Etudier les personnages, c’est également s’attarder souvent sur la psychologie des Noirs. Voilà en somme à quoi s’en tenir pour lire à travers l’analyse des protagonistes du récit. Nous verrons pour plus de commodité pratique l’« élément » mulâtresse, ensuite la population noire et enfin les Blancs.

1. Les mulâtres

Nini : Nini, c’est son diminutif ou son pseudonyme, car elle s’appelle Virginie Maerle. Elle a 22 ans dans le roman. Son portrait physique est favorable, car Nini est belle. Elle a une peau presque blanche, qu’elle tient de son père. Blanche à 1/5, et le narrateur note que Nini est « café au lait » presque blanche… un miracle de la nature a voulu qu’elle soit blonde avec des yeux bleus » p.41. De sa race noire, elle pris un « petit nez écrasé » avec des narines ouvertes, « des lèvres fortes » et la « démarche féline ». Cette dernière description physique est, on le voit, subjective, car le narrateur y vante les canons de la beauté de la négresse, et insiste sur la part de la mulâtresse qui revient à son côté maternel.
Nini est souvent triste parce qu’elle est hantée par le sang noir qu’elle a dans ses veines et qu’elle veut ignorer, mais affiche une mine joviale, gaie.
Par rapport à la religion chrétienne à laquelle elle appartient, Nini passe pour une non pratiquante. Pourtant elle était dans un couvent jusqu’à 15 ans – établissement où les jeunes filles ont un encadrement et un enseignement religieux. D’ailleurs elle a de l’aversion pour la religion musulmane, en témoigne son attitude vis-à-vis de l’appel à la prière du muezzin. p.22.
« Dis-moi ce que tu lis, je te dis qui tu es », ainsi on peut avoir une idée sur la psychologie de Nini. Sa lecture Deux nuits de volupté de Marot, L’Amant d’une nuit de Ronsard et La Muse gauloise de Verlaine p. 33. Nini est une rêveuse, même dans ses lectures on retrouve cette disposition à s’évader : « Nini rêve au lieu de lire » p.33. Voilà ce qui justifie qu’elle ne connaît rien de ce qu’elle prétend lire, et elle classe le philosophe Montesquieu parmi les romantiques pp. 36-37.

Madeleine Meckey ou Madou. Elle est l’amie de Nini et sa réplique, mais moins blanche et moins raffinée qu’elle. Elle a aussi honte de l’élément noir de sa peau. C’est pourquoi elle ne veut que son ami Perrin voit ses parents.

Grand-mère Hélène et tante Hortense : ce sont les deux seules parentes qui restent à Nini. Elles ont eu leurs moments de rêve d’être épousées par des Blancs. Maintenant, désillusionnées, elles se replient sur elles-mêmes et trouvent refuge dans la religion chrétienne, et ne ratent jamais la messe.

Dédée est la mulâtresse de « demi-teinte » p.95 qui se marie avec un Blanc M. Darrivey.
Il y a aussi la tante de Dédée, Sylvie. Elle tient à son gendre et est très jalouse de lui.
La population mulâtresse est constituée également d’autres comparses telles que Nana p. 76, Lia p. 171, Mimi, Nénée, Nénette, Titi. Elles sont des amies, autant dire des compagnons de Nini.
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2. Les Noirs

Ndiaye Matar : A le juger par ses manières et sa tenue, tout laisse croire que c’est un Blanc. Voilà ce qui justifie que sa lettre à Nini soit surprenante. C’est un noir, et son nom l’identifie.
Ndiaye Matar est « très élégant et correctement vêtu » p. 37 Il est très respectueux et très respecté par les Blancs surtout. D’ailleurs pour le saluer Martineau se lève et entend le titre de respect « monsieur ». C’est le type du civilisé sans perdre sa nature. On peut lire à la page 63 qu’il est « originaire de Dakar, il a été affecté à Saint-Louis, aux Travaux Publics après son succès à la première partie du baccalauréat… » Un peu révolutionnaire, il veut défendre les droits de ses congénères, mêmes ceux des métisses. Mais son vain combat est caricaturé par le narrateur qui le compare à Don Quichotte de la Manche, chevalier de la Triste figure p.66.
Son amour pour Nini est un coup de foudre p. 65. C’est un amour sincère, mais un peu une manière pour lui de sauver Nini de cette race blanche dont elle victime de rejet sans le savoir.

Bakary : le boy de la famille de Nini. Un vrai noir avec la couleur et la tradition. Il représente le type du boy esclave. A cause de lui, Perrin pense que Nini vit l’époque de l’esclavage, par la manière de la traiter. Il est docile et candide. Son français petit nègre le caractérise p.12.

Mamadou : le planton dans le service où travaille Nini. Il est le contraire de Bakary. Loin d’être soumis, souvent de mauvaise humeur et très rancunier, mais fait son travail comme il faut. Il représente le nègre rebelle. Il parle bien français, mais fait toujours exprès de parler wolof avec Nini, histoire de se moquer d’elle.

Du côté des Noirs, Nini est apparentée à Khady, c’est la cousine de sa grand-mère Hélène p.119. C’est elle qui servira de relais entre grand-mère Hélène et sa tradition. Elle emmène cette dernière à un marabout manding.
Fatou Fall est une cousine noire de Nini. Elle est très belle, car les Blancs l’apprécient plus qu’à Nini. « Elle est rudement belle, la « djiguène », échappe à Perrin. Et cela est confirmé par son ami qui ajoute « follement séduisante » p.143, à croire que les Blancs en deviennent fous. D’ailleurs, Nini en devient même jalouse devant les remarques de ses invités Martineau et Perrin. Durant cette soirée, elle est ainsi décrite par le narrateur : « Fatou Fall a pris sa camisole ajourée, blanche comme la vertu, et un pagne de même couleur travaillé par des rayures noires » p.137

Le marabout mandin représente à la fois l’islam et la religion africaine animiste.

3. Les Blancs

Il y a surtout Jean Martineau et Perrin, les collègues bureau de Nini. Respectivement aussi amants occasionnels de Nini et de Madou. Martineau est un intellectuel, licencié en droit et diplômé de Sciences-Po p.170. Perrin est un homme franc qui n’hésite pas à faire des remarques blessantes à l’endroit de Nini, et des compliment envers les Noirs.
D’autres personnages blancs sont épisodiques à l’image du patron de Nini, qui est sec et sévère p.47 ; Monsieur Campian, ingénieur est l’une des hautes personnalités de la ville, il est très « négrophile » tout comme le professeur du lycée Faidherbe, M. Roddin p.60.
M. Darrivey, c’est lui qui épouse la mulâtresse Dédée. Il est l’adjoint des Services Civils. Le portrait que dresse Nini de lui est très complaisant pp.98-99

Le docteur Finot représente la médecine blanche moderne. P179

Cette étude des personnages révèle des vérités tues par le narrateur, mais qui peuvent se lire entre les lignes. On retiendra surtout une critique assez sévère vis-à-vis du comportement des mulâtresses qui refusent d’ouvrir les yeux pour voir la vérité en face. Mais on a l’impression qu’elles sont amendées par leur manque de culture, d’études poussées. Comme Nini, elles sont naïves. D’ailleurs, tous les intellectuels du livre apprécient les Noirs. Ensuite elles sont le produit de cette race qu’elles détestent, et sont rejetées par celle-là même à laquelle elles aspirent.

V. Thèmes et style dans Nini
1. Les thèmes

Les différents thèmes sont : la colonisation, le racisme, l’esclavage, l’exploitation, la civilisation, la tradition, la religion, l’amour. Le souci de brièveté nous impose de nous limiter à quelques thèmes, qui, de toute façon, englobent les autres thèmes.

L’histoire de la vie de Nini se déroule sur un décor de colonisation. Et c’est ce qui justifie quelque peu le complexe d’infériorité dont sont victimes les mulâtresses qui aspirent à une situation et un statut dont jouissent leurs parents blancs. La colonisation atteint son paroxysme avec la célébration de fête nationale de la puissance coloniale la France, le 14 juillet p.147. La colonisation se caractérise aussi par l’exploitation des ressources du pays. La forte communauté française est une sorte de machine pour piller les ressources africaines, même les filles ne sont pas épargnées, celles qui ont donné naissance à des Nini, Nana, Nenettes… Les « Entreprises Fluviales » qui emploient 42 agents est la preuve palpable de cette volonté de ponction sur les ressources du pays colonisé.
Quant au racisme, il s’organise naturellement, dans la ville de Saint Louis, avec un système de classes hiérarchisées. En effet l’ordre d’importance des races s’établit comme suit : d’abord il y a les Blancs, ensuite les métisses et les Noirs en dernier dans l’échelle sociale. Il faut remarquer quand bien même qu’ « il y a des cloisonnements étanches » p.42 entre les mulâtres, on a trois classes chez les mulâtresses : les presque blanches, les basanées, les peaux foncées, donc plus proches de la couleur noire. Entre ces différentes couleurs, règne une ségrégation mortelle.

La civilisation occidentale est très présente ici avec leur culture du cinéma, des boîtes de nuits, et autres lunchs (ou soupers), etc. Et le narrateur ironise souvent quand il parle « mission civilisatrice » des Blancs. Mission qui se résumerait dès par une débauche sans pudeur, accompagnée de « l’usage effréné de l’alcool et de stupéfiants » p.49
En marge de tout cela, se vit une culture, autant dire une tradition africaine très digne. Ainsi à côté des danses occidentales telles que le valse, monotone. Le narrateur y fait ressortir les oppositions des deux civilisations : « La biguine et la rumba sont les deux modes d’une même réaction pour accepter tout en la repoussant la danse européenne, la civilisation européenne… » p.59
A travers le personnage de Bakary, tout un pan de la tradition africaine est mis à nu. Une tradition faite de croyances mais aussi de superstitions. Il faut lire les nombreuses allusions à la conception nègre de l’univers dans les pages de 113 à 117. (Vous trouverez bientôt une explication d’un texte dans l’autre blog sur les exercices littéraires).
Vers la fin de sa vie la grand-mère Hélène va d’ailleurs réclamer les « Tours », ses ancêtres (p.181)

Les religions sont ici présentées comme des moyens auxquels on recourt après déception. La grand-mère Hélène et tante Hortense se sont tournées vers la religion chrétienne après maintes déceptions. Maintenant elles sont abonnées à la messe p.11. Une façon pour elles de faire leur deuil d’illusions de jeunesse. Quand elle a voulu que le Blanc épouse sa petite fille, la vieille ira aussi solliciter l’aide d’un marabout manding, mais au final, c’est elle qui profitera des services du serigne. Ce qui est caractéristique, c’est le syncrétisme religion que vit cette population, aussi bien noire que mulâtre. Même Nini, dans le désespoir accepte les gris-gris (p.122) du marabout tout en louant Jésus Christ. Ce cocktail religieux se retrouve partout surtout chez les Noirs dont Nini blâme la conduite en ces termes : « Ils profitent de toutes les fêtes : la Tabaski et le Ramadan […] les fêtes chrétiennes ou républicaines » p.139. Même les blancs sont tentés par ce syncrétisme, et à l’invocation du muezzin, Martineau et Perrin faillirent faire un signe de croix p. 22.

Le thème de l’amour est le ressort du roman. Chez Nini l’amour ne signifie rien. Ainsi s’interroge-t-elle sur l’amour prescrit par la religion « Aimez-vous les uns les autres ». On dit d’elle que « L’amour, pour elle, reste un simple sport » (p.176). Ce qui fait que le seul vrai amour dans l’histoire est peut-être que celui Ndiaye Matar éprouve pour Nini. Ce coup de foudre dont il est victime lorsqu’il a vu pour la première fois Nini au bureau où elle travail. Mais cet amour est quelque peu faussé parle le désire du Noir de venger la mulâtresse de ces aventuriers blancs. Qui parle d’amour parle de beauté. La beauté est souvent louée dans le roman. De toute façon métisse rime souvent avec beauté. La fausse et naïve question de Nini « Peut-on parler de beauté chez la négresse ? » (p.145) ne doit occulter la beauté de la femme africaine. Se référer au poème « Femme nue femme noire » de L. S. Senghor dans Chants d’ombre publié en 1945.

2. L 'écriture

L’écriture du romancier est simple, très dense parfois et accessible à tout lecteur, ce qui dénote son programme de toucher le plus grand nombre de lecteurs. Sa technique réside dans sa manière d’explorer l’inconscient collectif des mulâtresses, à travers l’écriture d’une fiction où dominent le rêve et le cauchemar. Il donne à son texte, dans divers endroits, une orientation double : le Noir et le Blanc ; la nuit et le jour. Et Nini est entre les deux, elle est la mulâtresse, elle est aussi l’aube, aussi aime-t-elle cette heure jusqu’à se lever sans avoir quelque chose de particulier à faire. (Cela justifie sa crainte du Noir, et même de la nuit. Elle fait des cauchemars et, elle a hâte de voir le lever du jour pour rêver) Nini fait un cauchemar quand elle rêve d’un Noir (p.13), et le songe est un simple rêve s’il s’agit d’un Blanc. Ces deux tendances traduisent ces deux appartenances. Le vocabulaire utilisé par le narrateur est très édifiant, car le chant lexical du rêve domine largement : « illuminé » (p.13), « réflexions », « torpeur » (p.48), « illusion » (p.71), « chimères » (p.176)
A la page 33, on voit que même éveillée, Nini rêve : « Nini rêve au lieu de lire ».
Le rêve de Nini (il s’agit de Martineau) s’envole avec l’avion d’Air France p.252.
Au travers de l’exploitation de la technique du rêve et du cauchemar, on note une écriture très caricaturale, humoristique et même comique.
Et le narrateur toujours exploite le personnage de Nini et de sa clique. Prenons le cas des répétitions des noms presque cocasses des mulâtresses qui ponctuent le texte : Nini, Mimi, Nénée et Nénette. Une analyse onomastique montre que respectivement ni blanche ni noire ; mi blanche mi noire, née blanche née noire ; Nénette est une petite Nénée. « Les Ninis, Nanas, Nénées… » p.95 insiste sur le caractère naïf de ses métisses. A la page 56, « les Ninis, les Riris, les Loulous, les Nanas et Nénettes… ». La plume du romancier on le voit très satirique à l’égard des mulâtresses. Et souvent dans cette volonté délibérée de se moquer de cette race intermédiaire, il se fait complice des Blancs pour la railler (lire pour cela la page de 39). Lorsque Perrin traite Madou et Nini d’ « entraîneuses » et de « vedettes », le narrateur renchérit par une comparaison avec « Joséphine », peut-être Joséphine Baker* (p.83). Lire aussi la page 175.

Parfois même le narrateur utilise la naïveté de Nini pour glisser sa moquerie. La lettre de déclaration d’amour de Ndiaye Matar produit un effet tel que le narrateur saute sur l’occasion pour faire une comparaison avec l’effet que produirait le « passage des météores, des comètes… » (p.62). Il fait une parodie du théâtre et alors l’héroïne est une actrice d’une réalité théâtralisée ; ou encore une actrice de cinéma. Comme qui dirait que Nini et Madou « fait du cinéma », du moins tel est l’avis de leurs camarades qui «se réjouissent à l’idée que cette effervescence tapageuse marque la fin d’un film » (p.175)

* Baker, Joséphine vécut de 1906 à 1975. C’était un danseuse et chanteuse française d’origine américaine. Elle était très célèbre à Paris dans les années vingt pour la culture afro-américaine qu’elle incarnait. Elle est née à Saint Louis (des États-Unis), elle danse dans les fameux clubs de Harlem avant de s’établir à Paris en 1925 faisant des scandales avec la Revue nègre où ses sa nudité et ses chorégraphies trépidantes choquent le public bourgeois du Théâtre des Champs-Élysées.

Conclusion

Nini est un roman très critique. Abdoulaye Sadji y multiplie les coups de boutoir avec des attaques à la grande famille mulâtresse, mais aussi au système colonial dont les enfants, biologiques et psychologiques, sont ici vitupérés. La qualité du récit réside dans l'illusion dans laquelle vivent les personnages et la purge dont l'éventuel lecteur pourrait bénéficier. Pour réussir ce coup de force, le romancier use de beaucoup de moyens que lui offre la langue française, mais aussi la culture africaine, sénégalaise.
Même si on a pu dire que l'auteur a écrit ce roman en réaction à une déception causée par une mulâtresse, il n'en demeure pas moins que c'est la réalité d'une époque qui se lit dans ce roman. Son humour et son ironie permettent de l classer parmi les grands écrivains africains de la littérature coloniale.

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